Les autobus sont d'intéressants véhicules. Leur partie arrière, lorsqu'on parvient à s'y asseoir, en est l'endroit le plus agréable et le mieux fréquenté : par principe, on y est en compagnie de voyageurs au long cours, qui ont su allier confort et civisme en laissant les blaireaux de tous âges s'entasser à l'avant.
Encore plus agréable était la plateforme arrière, ouverte sur l'extérieur, qui équipait les bus de certaines lignes. Hélas, que demande le peuple ? Le peuple demande de la clim' comme dans sa bagnole, de même qu'il demande de la télé dans les bistrots comme dans son séjour – j'ai déjà râlé ici, n'y revenons pas.
Rentrons plutôt dans le bus. À l'arrière des bus de petit modèle se trouve une banquette en U, baptisée rotonde
par la RATP pour faire joli, où l'on se prend pour la reine d'Angleterre dans son carrosse.
Il me souvient d'un trajet du Luxembourg à la Bourse, avec une bande de copains venus d'un peu partout, même de Suisse ou de Belgique, pour conclure une journée où ils avaient usé leurs semelles et leurs rotules à traverser Paris sous mon impitoyable direction. En un quart d'heure, installés dans cette rotonde comme une colonie de vacances dans son autocar fétiche, nous avions remonté en ligne presque droite le parcours d'une journée de déambulations, de détours, de crochets, d'improvisations habilement travesties en éclairs d'inspiration. Je me rappelle encore l'Aloxe-Corton du repas qui a suivi. Si l'un d'eux lit ce paragraphe, qu'il sache que je suis prêt à recommencer quand il voudra.
Là n'est pas le propos du jour. Un jour dernier, dans un bus pas trop plein, j'étais assis non dans la rotonde mais dans un des sièges qui lui font face. Sur la banquette arrondie se tenaient un encore jeune homme, accompagné d'une dame qui devait être sa mère, et chacun flanqué d'une toute petite fille – entre quatre et six ans, peut-être ? Avec un instinct tout masculin du confort, il s'était installé au large dans un des arrondis du U, les bras posés sur le dossier. Elle se tenait, en digne grand-mère, bien droite au milieu de la banquette.
Les deux petites dormaient, profondément comme on sait le faire à cet âge, la brune contre son père, la blonde contre sa grand-mère. Rencognées chacune contre son adulte, totalement insensibles aux cahots du bus, minuscules chatons en boule dans un nid chaud, deux poupées de son posées dans un recoin, deux petits tas de confiance et d'abandon.
Les deux adultes, immobiles, conversaient à voix basse, tranquillement, d'affaires sûrement importantes. Surtout elle, d'ailleurs. Lui opinait poliment, souriait à demi, la laissait faire tourner le monde.
Il se tenait serein, prenant grand soin du sommeil de sa gamine qu'il regardait de temps à autre. Il était le moderne cousin de cet ermite de la légende : au cours d'une de ses longues méditations deux oiseaux avaient niché dans un pli de sa robe et l'ascète n'avait pas bougé de tout un printemps, pour leur laisser le temps d'élever leurs petits. À la vérité je crois que le parfait bonheur de cet homme sur la banquette aurait été de n'avoir rien à dire et de savourer le trajet, avec la seule compagnie de la respiration légère de son enfant blottie contre sa hanche. La sûre science des pères lui soufflait que de tels moments n'ont pas de prix. Je le trouvais très sympathique.
Voilà l'arrêt attendu. Réveil, bâillements, étirements, clignements, les bouches béantes se referment, les yeux s'ouvrent tout grands : les deux tas de chiffons redeviennent deux petites filles, elles reprennent tout naturellement possession du monde qu'elles avaient bien voulu confier à leurs chers et dévoués serviteurs pour la durée d'une sieste.
Le monde pouvait revenir à son train – mais je venais de partager un moment d'éternité.