Tout est parti de ce commentaire qu'avec imprudence j'avais déposé sur le blog d'Ardalia : l'admiration est une vertu CA-PI-TA-LE
, imprudence aussitôt relevée par la belle qui me fit observer, l'air de rien, que je tenais là un beau sujet d'article.
L'air de rien
: vous savez, ce genre d'air qui signifie bon alors, qu'est-ce que tu attends ?
Flûte. Coincé. Moi et ma grande g…
Il n'empêche. Même pour rire, je m'efforce de croire à ce que je dis – encore que la prudence ou, les bons jours, le tact me retiennent de dire tout ce que je crois – or je n'étais pas prêt à renier la simplette boutade.
Alors cogitons un peu, si nous sommes encore capable de penser droit. Lecteur ou lectrice de passage, j'en appelle à ton indulgence : même sorti de la prime enfance, tu es peut-être plus jeune que ma dernière dissertation, un solide mais conventionnel travail qui ne méritait pas plus que la note décente obtenue au bachot.
Et maintenant, faut produire.
Admiration, du verbe latin admirari, regarder avec étonnement
. La même racine a fini par donner mirer
, miroir
bien sûr, et la mire
et sa ligne – le vieux nom (masculin) de mire
donné aux médecins vient de tout autre chose. Les objets ainsi regardables sont des mirabilia, devenues des merveilles
: admirer
et s'émerveiller
sont, étymologiquement, la même chose.
Tirons un peu ce fil pour dérouler la pelote.
L'admiration est donc, d'abord, un regard, un regard porté sur le monde. Elle est aussi un regard étonné, autrement dit presque l'inverse : plus encore qu'il ne regarde le monde, l'admirateur est saisi par lui et s'oublie un instant. Alors l'admiration, aveu de faiblesse ? Hé oui, si l'on ne conçoit d'autres places que celles de maître ou de serviteur, de surveillant ou de suspect. Hé non, si l'on veut bien se rappeler qu'il faut plus de force pour vivre avec ses faiblesses que pour les nier.
Mais poursuivons.
Il s'agit bien d'admiration naïve, muette, du ravissement (qui est, étymologie toujours, un rapt, un enlèvement de soi-même) qu'éprouve l'enfant face au magicien ou à l'acrobate, sans que viennent le gâcher les Ya un truc
, J'ai déjà vu mieux
, Mmmoui, mais l'autre jour il a raté sa réception
, Avec de l'entraînement, j'en fais autant
des supposés adultes à qui on ne la fait pas
parce qu' ils s'y connaissent
et qu'ils entendent bien le rappeler. Il s'agit tout autant de la stupéfaction de cet immense Australien croisé un jour, bouche bée, dans une église baroque : I didn't know they had built that
, me dit-il. Comme un sot, pour lier conversation, j'avais entrepris d'étaler ma fraîche et mince science de la question. L'Australien s'était poliment éclipsé : c'était un sage.
Tirons toujours le fil.
L'admiration n'est pas du côté du nombre, de la mesure, de l'estimation, de la prise sur le monde – toutes choses qui ont aussi leur utilité. L'admiration a cette grande vertu de ne servir à rien, de ne rien rapporter. L'admiration accueille le monde, plutôt que de le convoiter ou de le dévorer.
L'admiration ne plastronne pas, l'admiration ne cherche pas son intérêt, l'admiration ne se réjouit pas de l'injustice.
Une chronique du Monde, il y a longtemps, m'avait fait réfléchir. Albert Memmi (je crois) avait observé une jeune femme apercevant un splendide bateau à l'horizon. Qu'il est beau !
s'était-elle d'abord exclamée, juste avant d'ajouter : Encore des fauchés…
. Le chroniqueur avait été frappé de voir, d'une phrase à l'autre, son visage passer du pur bonheur à un rictus amer. En suivait une méditation sur la différence entre l'admiration et l'envie, méditation que sans doute je plagie sans le vouloir.
Tirons encore : l'admiration ne s'irrite pas, l'admiration ne fait rien de laid, l'admiration ne jalouse pas.
L'admiration ne nourrit pas son homme
(ou sa femme) – mais elle contribue peut-être à en faire un homme (ou une femme). Une âme incapable d'admiration peut-elle, non pas éprouver, mais simplement concevoir le désintéressement – sans même parler d'amour ? J'ai comme un doute, discret mais têtu, nourri d'expérience.
La théologie, à la suite de Saint Paul, place au premier rang des vertus la foi, l'espérance et l'amour (ou, plus classiquement, charité) qu'elle appelle vertus théologales
: ayant Dieu lui-même pour objet. Athée comme je suis, je rangerais volontiers l'admiration parmi les vertus cosmologales
, ayant le monde (tout ce qui n'est pas nous) comme objet. Avec la curiosité et la bonté, pour faire bon poids.