Du béton fiscal : que voilà un but de promenade bien masochiste – le défi est beau, non ?
En 1871 les Finances s'installent rue de Rivoli, dans l'aile Nord du Louvre. Un bâtiment neuf, édifié par un Napoléon III tout juste détrôné, une adresse centrale et proche des autres lieux de pouvoir, un cadre somptueux. Au fil des ans le manque de place dispersera les services en ville et aux environs, mais ministres et directeurs logeront là cent vingt ans, dans ce que la rhétorique de presse nommera la forteresse de la rue de Rivoli
, entre les statues des grands anciens et le musée voisin.
Justement, le musée… le musée se trouve de plus en plus à l'étroit, lui aussi, et lorgne depuis longtemps la tanière des bureaucrates. En 1981, François Mitterrand nouvellement élu lance le projet du Grand Louvre
: le musée va récupérer la fameuse aile sur la rue de Rivoli, couvrir ses cours, s'étendre en souterrain… chantier colossal.
Les Finances trouveront un autre site, dans un Est parisien qui s' embourg embellit progressivement. À Bercy, à la place d'une partie des anciens entrepôts à vin, le Palais Omnisports en voie d'achèvement montrera bientôt ses pelouses en pente (dont la tonte et ses soucis imprévus mettra en joie pour plusieurs semaines le Canard Enchaîné
) : le ministère ira là, ce sera l'occasion de regrouper tout le monde dans un bel immeuble tout neuf.
Les travaux commencent rapidement ; dans les couloirs et les hautes sphères de l'Inspection des Finances on râle, avec politesse mais clarté, contre l' exil
. En 1986 le déménagement a déjà débuté, cependant les élections législatives s'annoncent fort mal pour Mitterrand. Le ministre de l'époque, Pierre Bérégovoy, voulant créer le fait accompli veille à rendre inutilisable la rue de Rivoli avant d'en laisser la clé, alternance oblige, à son successeur RPR Édouard Balladur. Lequel successeur, ne concevant pas de s'installer dans l'extrême Orient parisien (et pas malheureux de contrarier l'adversaire), fera aussitôt tout remettre en état et suspendre le transfert… le Grand Louvre attendra deux ans que 1988 réélise François Mitterrand et une Assemblée plus conciliante. Nos princes sont parfois de grands enfants.
Depuis 1989 donc, toute l'administration des Finances loge dans la forteresse de Bercy
– les clichés ne meurent jamais.
Elle est difficile à manquer, cette forteresse
: quand on entre en voiture dans Paris par l'Est, on passe dessous ; quand on va au Palais des Sports, en sortant du métro, on tombe dessus ; quand on va sur mon blog et qu'on clique sur la photo ci-dessous… (si si, cliquez vous dis-je ! je me suis assez embêté à raccorder deux photos pour obtenir ça !)
Difficile à manquer et peu regardée, or il y a matière à observer et apprécier.
La manière d'occuper les lieux, pour commencer. La rue de Rivoli et les services disséminés dans Paris et autour représentaient beaucoup de monde. On aurait pu élever une tour unique, toute vitrée, et parler de signal fort
et de geste architectural
. Ce n'aurait pas forcément été vilain ni même médiocre, juste hors de propos, hors de formes, hors de ville.
Au lieu de quoi les architectes ont préféré utiliser le long talus qui sépare la rue de Bercy des voies de la gare de Lyon pour y insérer une coulée d'immeubles accompagnant la courbe de la rue, et l'allure de ces bâtiments change graduellement : pierre agrafée en façade aux abords du Palais des Sports et des immeubles d'habitation, vitrage à l'approche de la gare de Lyon et de son quartier de bureaux purs et durs. Toujours en allant vers la gare de Lyon, une promenade sous arcades puis en terrasse permet aux piétons d'échapper un moment au trafic de la rue de Bercy.
Les pavillons sont bien distincts et reliés par des passerelles. Le tout ne cherche pas à se faire prendre pour un jardin de plaisance mais ressemble au moins à une rue et des immeubles plutôt qu'à une barre et une dalle.
Ces pavillons portent des noms connus : Sully et Turgot près de la gare de Lyon (architectes : Louis Arretche et Roman Karasinsky), Vauban, Necker et Colbert (architectes : Paul Chemetov et Borja Huidobro) pour le reste.
Le plus spectaculaire et le plus ample, celui de la photo, celui des ministres, celui qu'on voit dans les journaux, est le pavillon Colbert – un nom qui en dit sûrement très long…
Son aspect non plus ne doit rien au hasard.
Il y a deux monuments notables dans le voisinage : la Seine et le pont de Bercy, le métro traversant l'une en passant sur l'autre. Le pont est un brave pont sans prétention artistique, un honnête pont de bonne pierre proprement taillée et d'horizontales impeccables, aux arches régulières. La Seine, ah la Seine…
Du pont, le ministère reprend les arches, les horizontales, la nuance de la pierre. Quant à la Seine, il y plonge carrément les pieds – liberté prise avec le cahier des charges initial, qui fit couiner en son temps.
Ce belvédère sur la Seine permet peut-être au ministre de s'imaginer qu'il habite un palais vénitien ? De Venise en tout cas, il reprend les vaperotti : deux vedettes attendent entre ses pieds que l'on ait besoin d'elles pour rallier rapidement le centre de la capitale – elles ne sont pas un gadget, on les voit de temps à autre filer sur le fleuve et ce sont des bateaux très véloces – à vous donner envie de devenir ministre. Comble de modernité, le toit de l'immeuble accueille aussi une plate-forme d'hélicoptère.
Sans connaître aucun des architectes, d'autant qu'Arretche et Karasinsky présentent cet inconvénient d'être morts, je les crois volontiers gens observateurs et cultivés.
Le pavillon Colbert est un gigantesque cousin de son voisin le pont de Bercy, il est aussi une porte monumentale de la ville, sous laquelle passent voitures le long de la Seine et piétons le long de la rue de Bercy.
Or cette porte se dresse précisément sur la limite du Paris des fermiers généraux : on reste dans la famille fiscale. On y reste à tel point qu'on en recycle le patrimoine : les deux anciens pavillons de l'octroi (du classique XIXe siècle, pas les étonnants cubes et rotondes laissés par Ledoux ailleurs) ont été englobés dans le ministère, l'un lui sert même d'entrée principale. On n'est pas allé jusqu'à réutiliser les noms des fermiers généraux eux-mêmes, peut-être parce qu'ils ont très mal fini. Superstition ?
Pont, palais vénitien, porte monumentale… cette bâtisse éclectique s'amuse même avec le cliché de la forteresse
. Il suffit de se pencher au-dessus du parapet, ce que j'ai rarement vu faire par les passants, pour découvrir des douves, larges jardins habités de statues.
En longeant ces douves on arrive à un pont (que l'humour des architectes n'est pas allé jusqu'à rendre mobile, il ne faut tout de même pas se couper du citoyen), lequel conduit au gigantesque carré d'une porte de bronze.
Et cette porte, qui donne accès à la cour d'honneur, forme peut-être le morceau le plus inattendu de ce qui n'est après tout que le siège d'une administration…
À la manière des portes des baptistères italiens elle héberge tout un peuple de hauts-reliefs vaquant aux Travaux de la Terre
(c'est le titre de l'œuvre), voici un gros plan du panneau tout en haut à gauche :
Est-il le pendant de la Semeuse
d'Oscar Roty, qui a orné tant de pièces en francs ? Lui, au moins, sème comme un vrai paysan, avec le vent dans le dos : moins romantique mais plus efficace.
Je ne connais pas l'intérieur, peut-être bien que j'y traînerai mes guêtres aux prochaines journées du Patrimoine…
Plus de détails sur le site du service de la communication du ministère.
Et, pour la bonne bouche, cette phrase de Paul Chemetov : Ce que j'aime le plus, c'est l'authenticité. Ce que j'aime le moins, c'est la bêtise. Mais que fait-on des imbéciles authentiques ?