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19 octobre 2007 5 19 /10 /octobre /2007 12:34

Celle-là, je devais en parler un jour ou l'autre. Veuillez pardonner le libre cours laissé à ma faconde…

Tour Eiffel

Inutile de bavarder esthétique : Maupassant a dit, très bien, tout le mal qu'il en pensait, Picasso, Delaunay et d'autres ont peint, très bien, tout ce qu'elle leur inspirait. Discussion inépuisable, rebattue, et pas très intéressante. Je préfèrerais causer de l'objet lui-même, des circonstances de sa construction et de son constructeur.

Vous le savez sûrement, elle a été construite pour l'Exposition Universelle de 1889, centenaire de la Révolution Française. Symbolisme poussiéreux ? Symbole toujours disputé, en tout cas : en 1989, pour le bicentenaire d'icelle Révolution, Jacques Chirac régnait à l'Hôtel de Ville tandis que François Mitterrand régnait à l'Élysée. Le maire de Paris devait résoudre une épineuse question politique : comment réjouir le bon peuple – car il n'était bien sûr pas question de bouder la République – sans paraître s'associer à l'archi-rival, lequel venait de lessiver ledit maire au cours des deux années de la première cohabitation ? Réponse simple et astucieuse : en 1989, la Ville de Paris a célébré, en grande pompe, le centenaire de la Tour Eiffel… Il faut bien s'amuser un peu.

Revenons à 1889. La IIIe République n'est pas encore bien vieille, ni très sûre d'elle-même : le choix même d'une République plutôt que d'une monarchie constitutionnelle s'est joué à un cheveu (la vessie d'un député monarchiste, paraît-il…). Hormis la Suisse et Saint-Marin, elle est seule en son genre en Europe – ces Français ne font jamais rien comme tout le monde. Née d'une défaite, de la répression sanglante d'une guerre civile dont les Prussiens furent les spectateurs interloqués, elle a beaucoup à prouver et à se prouver, à oublier et à faire oublier. L'expansion coloniale est un moyen, les expositions en sont un autre.

Celle de 89 doit, naturellement, frapper un grand coup. Elle se tiendra sur le Champ de Mars, là au moins on a de la place. Aujourd'hui le Champ de Mars est un beau parc entouré d'immeubles cossus (Mitterrand, précisément, est venu mourir dans l'un d'eux) dans un quartier fort élégant. À l'époque il est, simplement, l'ancien terrain d'exercice de l'École Militaire toute proche. Elle fut construite sous le règne de Louis XV, à l'écart de la ville pour que les soldats manoeuvrâssent (gourmandise) et tirâssent (friandise) des coups de fusil à leur aise, sans déranger les voisins. Les plus proches étant aux Invalides, le glorieux fracas des armes ne pouvait que leur rappeler leur bravoure passée – ils ne protesteraient pas trop. Pour le plaisir, voici l'École Militaire, sans conteste la plus belle caserne de Paris :

Ecole Militaire (Paris VII)

En 1889 le paysage a un peu changé depuis Louis XV. La ville s'est rapprochée du côté Nord-Est et la plaine de Grenelle s'est industrialisée du côté Sud-Ouest, mais tout cela ressemble toujours davantage à une banlieue un peu anarchique qu'à un centre-ville. On peut s'installer à l'aise comme on l'avait d'ailleurs déjà fait pour les expositions précédentes, en 1867 et 1878.

Frapper un grand coup, disions-nous, montrer la puissance retrouvée et, au-delà de la démonstration d'énergie, la vitalité du génie frrrrrançais. La construction métallique est le high-tech de l'époque, quelle meilleure démonstration qu'un monument unique en son genre, un tour de force ? UnE tour, plutôt. Une tour de 300 mètres. Pourquoi 300 plutôt que 250 ou 500, nombres plus ronds ? 500 c'est vraiment très haut, 300 mètres c'est mille pieds – des pieds parce que la grande industrie est née en Angleterre. Mille, ça c'est un nombre fascinant ! Personne n'avait construit aussi haut, personne ne le fera avant longtemps – autant aller sur la Lune. L'exposition n'est décidée qu'en 1886, un concours hâtivement organisé attribue le lot à Gustave Eiffel.

Qui est-ce ? Né en 1832 à Dijon, il décroche en 1855 son diplôme d'ingénieur de Centrale – école encore jeune, puisque fondée en 1829 dans l'ancien hôtel particulier d'un contrôleur de la gabelle. Cet hôtel, ironiquement surnommé  Salé , est aujourd'hui le musée Picasso – quant à Eiffel, il obtient sa peau d'âne dans la spécialité  Chimie … En 1886 il n'est plus le jeune ingénieur qui plongeait sans hésiter dans une rivière pour sauver un ouvrier tombé à l'eau, il est le patron d'une entreprise qui a fait ses preuves : du classique (gares, charpentes d'immeubles), du virtuose (viaduc de Garabit, pont sur le Douro), de la pièce unique (structure intérieure de la statue de la Liberté) .

Un obsédé de sécurité : il n'y aura aucun mort pendant la construction de la Tour – on ne fait pas toujours mieux en 2007 qu'en 1889. Un patron qui a le sens du symbole : le chantier se terminera par un bal au premier étage, ouvert à tout le personnel et à lui seul – le manœuvre ne dansait pas si souvent avec la femme de l'ingénieur. Pour autant, un patron qui défend sans complexes ses intérêts : confronté à une grève pendant la construction de la Tour, pressé par des délais impérieux, il ne lâche que le minimum, ne licencie personne, mais aucun gréviste ne montera plus haut que le premier étage. Un industriel reconnu dans une technique en plein essor, le contraire d'un génie solitaire et inspiré.

On veut une tour, on a trouvé l'homme de la situation, reste à construire.

Et là, ça devient très drôle.

Énoncé du problème : le Champ de Mars se trouve sur la rive gauche et la tour doit s'élever tout au bord de la Seine. La Seine traverse Paris en formant un méandre, la rive gauche est la berge convexe de ce méandre. Ranimez vos vieux souvenirs de géographie (faites au moins semblant) : une rivière qui fait des méandres attaque, érode la berge concave d'un méandre et va déposer les matériaux ainsi prélevés sur la berge convexe du méandre suivant. Si la main de l'homme n'y met pas le pied, les méandres se déplacent, s'accentuent, et finissent par se recouper. Sans aller jusque-là (la rive gauche n'est pas encore une île, après tout), il n'en reste pas moins que rive gauche = berge convexe = alluvions = terrain pas solide, surtout quand on se met en tête de construire au bord de l'eau. En parlant d'île, et pour compléter le tableau, il faut savoir aussi qu'au bout du Champ de Mars, là où sont les deux pieds les plus proches de l'eau, se trouvait une, justement, ancienne île. Une île fluviale, inhabitée, une langue de terre et de sable, rattachée à la terre ferme sous le règne de Louis XIV. Elle s'appelait l'Île aux Cygnes, le nom a plus tard été reporté sur l'actuelle île aux Cygnes, ouvrage artificiel du XIXe siècle – mais ceci est une autre histoire. En résumé : n'importe quel maçon vous dirait que ce terrain, si l'on n'y coule pas d'abord du bon et solide béton partout, est tout juste bon à supporter un cabanon en planches pour venir siroter son pastis à l'ombre, tranquille au bord de l'eau. Mais deux pieds d'une tour de 300 mètres… oh, misère ! vous êtes resté trop longtemps au soleil.

Autrement dit, et comme le peu de temps disponible interdit de réaliser des fondations trop raffinées (on descendra tout de même à six mètres) il va falloir construire souple sur ce sol incertain (passe encore : c'est un des bons côtés de la construction métallique) et surtout, surtout, il va falloir construire LÉGER. Ben voyons.

Tiens, avant de continuer, et juste pour vous dire quel désert inexploré était l'ancienne île aux Cygnes : en creusant les fondations de la Tour, les terrassiers tombèrent assez vite sur une bonne quantité de… d'ossements. Humains, il va sans dire. Que fichaient-ils là ? Ils attendaient, tranquilles, qu'on les découvrît – ils attendaient depuis les Guerres de Religion. Au vrai chic parisien.

Donnons une sépulture décente à nos probables huguenots et revenons à nos poutrelles. La Tour est légère. Dites un nombre, pour voir ? Allez, je vous souffle la réponse : 7000 tonnes. Quoi ? 7000 tonnes, 200 camions de trente-cinq tonnes, modèle bouchon sur autoroute, c'est léger ? Aaaattendez un peu. Qui a la notion intuitive de 7000 tonnes ? Personne, c'est comme le trou de la Sécu ou les chaussures de Roland Dumas. Prenons la question autrement.

Faisons un modèle réduit de la Tour, un modèle au 1/1000ème. 300 mètres divisés par 1000 deviennent, calcul facile, 300 millimètres ou encore 30 centimètres. Voilà déjà une belle maquette, qui donnera élégance et prestige à la cheminée de votre fermette de vacances. Solide, la cheminée : une tour Eiffel de 30 centimètres dans une boutique de souvenirs, ça coûte bonbon et ça pèse son poids. Et nos 7000 tonnes de fer ? Quand la taille est divisée par 1000, le volume et donc la masse sont divisés par 1000 au cube, d'accord ? Crénom, c'est plus un blog, c'est un devoir de vacances ! Silence, au fond. Autrement dit, il va falloir appliquer aux 7000 tonnes trois divisions successives au lieu d'une seule.

C'est parti : 7000 tonnes / 1000 = 7 tonnes, et d'une.

7 tonnes / 1000 = 7 kilogrammes, et de deux.

7 kilogrammes / 1000 = 7 grammes, de trois et fin du calcul.

7 grammes pour 30 centimètres… Qu'est-ce que c'est, 7 grammes ? Sortez une feuille A4 du bac de votre imprimante ; le papier courant pèse 80g par mètre carré, ce qui met la feuille A4 à 5 grammes. Prenez-en la moitié d'une autre, vous avez à peu près vos 7 grammes. Et maintenant, débrouillez-vous pour construire une tour Eiffel de 30 centimètres avec ça – je vous fais cadeau du poids de la colle. Vous y êtes peut-être arrivé ? Maintenant faites la même chose en remplaçant la feuille et demi de papier par quelques gros clous : après tout elle est en fer cette tour, non ?

Quand je vous dis qu'elle est légère… Encore une comparaison, sans calcul mais plus approximative : posez-vous sur une chaise, une vraie avec quatre pieds. C'est fait ? Vous voyez peut-être les pieds s'enfoncer un peu dans la laine du tapis ? N'ayez crainte, vous ne percerez pas le tapis (enfin, c'est ce que je vous souhaite). Les quatre pieds de la Tour exercent sur le sol (médiocre) de l'ancienne île aux Cygnes la même pression que les quatre pieds de votre chaise sur le (luxueux) tapis.

Allez une dernière, la plus abstraite mais ma préférée. Vous avez peut-être déjà vu une Tour Eiffel souvenir dans son emballage cadeau ? Mais si, un truc en plastique transparent, cylindrique, juste assez haut pour contenir l'horrible machin le magnifique objet d'art (pré-gotlibien) et juste assez large pour que la chose veuille bien y rentrer. Bon. Revenez au Champ de Mars : tracez sur le sol un cercle juste assez grand pour contenir les quatre pieds (cercle circonscrit aux pieds). À partir de ce cercle, élevez un cylindre aussi haut que la Tour. Voilà, vous avez l'emballage cadeau de votre souvenir grandeur nature. De vos 7000 tonnes de fer. Inspirez un bon coup : l'air ( 1,3 kg/m3, à la louche) contenu dans le cylindre est plus lourd que la Tour.

La Tour Eiffel est, même pas une dentelle, mais une toile d'araignée en fer :

Tour Eiffel, détail.jpg

En somme, Eiffel aura passé sa vie à construire des piles de pont, que ce soit pour soutenir des ponts, une statue, ou la fierté nationale. Le grand souci, quand on bâtit à des hauteurs pareilles, est la prise au vent et les moyens de la réduire. Si bien qu'en 1912, à quatre-vingts ans (!), Eiffel construira tout simplement la première soufflerie de France, ce qui en fait un des pionniers de l'aviation.

Un dernier détail sur Gustave Eiffel. Il existe en Allemagne une région nommée l'Eifel, avec un seul  f  (prononcez  aïfeul  comme dans  aïfeul taweur ).Venu de l'Eifel, un certain Jean-René Boenickhausen (prononcez comme vous pourrez) s'était installé à Paris au début du XVIIIème siècle. Pour se simplifier la vie il avait troqué son nom contre celui de sa province natale. Gustave Eiffel était son petit-fils. J'aime beaucoup cette histoire, pas cocardière pour deux sous.


Il existe une foule de livres sur la Tour Eiffel, la plupart très bellement illustrés dans l'espoir de faire oublier l'indigence et le conformisme de leur texte. La Tour de 300 mètres par Charles de Bures (éditions André Delcourt) est une exception heureuse. D'abord, écrit par un Suisse et édité à Lausanne, ce livre échappe aux trémolos patriotiques que fait trop souvent naître le sujet – il tendrait même à suggérer, sans avoir l'air d'y toucher, que la Suisse et les Suisses sont à l'origine de la Tour, c'est rafraîchissant ! Ensuite, il expose clairement la généalogie des techniques utilisées, l'état de l'industrie à l'époque, l'histoire de l'Exposition. Enfin, l'illustration sort de l'ordinaire : croquis préparatoires, machines utilisées… et même, merveille des merveilles, certains des plans d'origine. Faut-il rappeler qu'en 1889 il n'existait pas de CAO, et que la Tour n'est pas d'une forme vraiment simple ? Si vous avez, à Strasbourg, vu au musée de l'Œuvre Notre-Dame les plans originaux de la cathédrale, vous comprendrez ce que je veux dire. Dernière vertu : il ne m'a pas coûté trop cher. Reste à le trouver, et ça…


Séquence pub et pour mémoire : vous pourrez constater ici ou que je suis un grand malade.

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