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19 août 2006 6 19 /08 /août /2006 00:36

Fumer la pipe range d'emblée son homme (car c'est le plus souvent un homme) dans une minorité réputée paisible et méditative, à l'équipement pittoresque, aux manies déroutantes mais bénignes : secte inoffensive, charmante, et même sympathique – le parfait gibier de l'ethnologue des fins de repas.

Circulent sur son compte divers clichés, le plus tenace étant  quel plaisir qu'un bon tabac qui sent le pain d'épices  – et les innocents croient avoir trouvé le compliment qui leur conciliera le vieil ours enfumé parfumé. C'est bien gentil mais… qui penserait à s'extasier devant le goût nicotiné d'un pain d'épices ?

Variante branchée (et par là même irritante) à sous-entendus psychotropes :  Tu n'y mets vraiment que du tabac ? . O tempora…

Comme toutes les joies honnêtes, comme la femme aimée, une belle ville, un verre de vin ou un ami véritable, un bon tabac ne devrait évoquer que lui-même.

Il en est plusieurs variétés, aux nuances sensibles. Toute l'adresse des fabricants réside dans leur assemblage, dans le mariage des goûts, ce qui permet de proposer à la vente une vaste gamme de mélanges. En France cette vente est encore un monopole d'État : le particulier ne peut hélas se procurer directement les variétés pures pour faire sa propre cuisine. Il se consolera en choisissant dans l'offre commerciale, si bien sûr il a eu assez de chance et de ténacité dans l'exploration de son biotope pour dénicher un buraliste consciencieux proposant autre chose que le tout-venant. L'espèce se fait très rare, même dans les grandes villes, et l'on se passe les précieuses adresses sous le manteau.

Une fois entré dans l'un de ces refuges, reste à choisir – donc d'abord, à mon idée, à éliminer : comme le mythe du pain d'épices a la vie dure, nombreux sont les tabacs pudiquement dits  aromatiques  saucés  en termes familiers mais plus exacts. Or, quitte à m'intoxiquer, je préfère choisir mes toxiques – et si je sais à peu près ce qu'est le tabac, les  agents de texture et de saveur  qui, déduction faite des taxes (non fumables mais dûment acquittées) représentent jusqu'à 20% d'un paquet, me sont bien plus mystérieux. À ma connaissance, seule la noble maison Dunhill vend du pur tabac – coûteux mais excellent. Dunhill je t'aime ! Ce n'est pas une raison pour m'interdire de regarder autre chose, dûe vigilance gardée.

Plus technique qu'on ne croirait, hein ? Attendez la suite.

Paquet de tabac Cellini, fermé

Tout ce long préambule pour annoncer que, l'autre jour, j'aperçus sur le rayon un joli paquet inconnu. La composition était engageante, la vie est faite de découvertes : affaire conclue.

Et voici l'occasion d'aborder un nouvel aspect de la question : le paquet de tabac comme vecteur littéraire spécialisé.

Il y a en effet beaucoup à lire sur un paquet.

D'abord la littérature technique :  Vente en France, fabriqué en U.E.  . Sobre et minimal.

Ensuite la littérature édifiante :  Les fumeurs meurent prématurément  annonce ce paquet-ci, il aurait tout autant pu me déclarer que  Fumer bouche les artères et provoque des crises cardiaques et des attaques cérébrales , sans oublier le magnifique et définitif  Fumer tue  porté par d'autres. Jusqu'à la tranche du paquet, invisible ici, qui rappelle que  Fumer nuit gravement à votre santé et à celle de votre entourage . C'est bon de savoir que tant de monde se soucie de mon bien-être.

Et même par delà les frontières on s'intéresse à mon sort : l'avertissement sur la tranche est donné par Die EG-Gesundheitsminister eux-mêmes !

Mesdames et Messieurs les Ministres de la Santé de l'Union Européenne se présentent en allemand mais s'adressent à moi en français ? Perplexe, je me sens tenu d'y regarder de plus près – le fumeur de pipe est méthodique. L'examen révèle que l'avertissement français est écrit sur un papier collé sur le paquet. Décoller le papier coûte un coin d'ongle mais me récompense largement : voilà que j'apprends que  Rauchen kann zu Durchblutungsstörungen führen und verursacht Impotenz .

Damned, verdammt ! : fumer peut perturber la circulation sanguine et provoquer l'impuissance ! Une minorité paisible et méditative, disions-nous…

On voit que la littérature du tabac à pipe est polyglotte, au moins en Europe, observation qui nous sera utile pour la dernière catégorie rencontrée : la flagornerie envers l'acheteur. Principe : traiter le fumeur en munificent mécène pour lui faire oublier qu'il s'apprête à faire partir en volutes quelques précieux euros lourdement taxés.

Texte anglais Texte italien Texte allemand

C'est un genre aussi monotone que les deux autres : le tabac ne saurait être qu'excellent, son acheteur un individu de grand discernement, le plaisir promis, ineffable et sans égal.

Selon le pays d'origine du paquet (rappelez-vous :  fabriqué en U.E ) on inflige au lecteur de l'anglais banal (a superb smoking pleasure), du néerlandais indigeste (désolé : je ne retrouve plus le cadavre de l'Amsterdamer acheté un jour de grande nécessité) ou de l'allemand pataud (Feinduftiges Orangen-Bouquet von zart-kühler aromatischer Brillanz, franchement ça ressemble à quoi ?). Pour vous en convaincre, promenez donc votre souris sur l'illustration de gauche.

Mais ce tabac-ci est italien, chose rare bien que l'Italie abrite quelques renommés sculpteurs de bouffardes. On y gagne une blague plutôt moins laide que la moyenne et une vignette de flagornerie transalpine. Comme beaucoup de Français, je ne parle et comprends guère que l'italien des touristes (dov'e la Piazza San Marco, per favore ?), celui des cartes de restaurant (insalata mista con aceto balsamico) et celui des livrets d'opéra (Ma in Espania, son' mill' e tre !).

J'en sais cependant assez pour m'amuser à entendre intérieurement ce qui est écrit sur le paquet de cette miscela italiana composée de tabacs particolarmenti aromatiche de Toscane et d'Ombrie.

Mon oreille mentale se dresse à la mention du giallo luminoso du Virginie présent dans la recette. Giallo luminoso, c'est autrement plus brillant, plus chatoyant qu'un plat yellow ou un lapidaire Helles Gelb, ou même un jaune lumineux. Ça danse, ça palpite, ça reste longtemps sur la rétine et dans l'oreille, c'est de la musique en couleurs.

Que dire alors de la conclusion ? Là où d'autres me promettent a superb smoking pleasure ou einen edlen Genuss bien platement hédonistes, l'italien me convie à un nobile piacere.

Un nobile piacere, un noble plaisir… Voilà qui est parler, voilà des gens qui ont compris ce à quoi vise celui qui fume une pipe pour son plaisir plutôt qu'une cigarette pour s'occuper les doigts.

Un nobile piacere… Allons, il ne faut pas désespérer de la civilisation !


Hum… et ce tabac, en définitive ? Excellent, merci.

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