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4 juin 2008 3 04 /06 /juin /2008 14:13

Il était polytechnicien, avait accompli toute sa carrière à la SNCF.

Dernier de sa promotion, il s'amusait toujours beaucoup en racontant la liste des admis, pieusement découpée dans le  Journal Officiel  et affichée en évidence dans le lycée, où ses copains de prépa avaient marqué son nom, touuuut en bas, d'un ÉNORME point. Il avait aussi été admissible à Normale Sup et en tirait, de son propre aveu, plus de fierté que de son entrée à l'X. Il se rappelait encore que son professeur, dressant le bilan de l'année, avait parlé de bons résultats, de  plusieurs intégrations auxquelles il s'attendait  et  d'une admissibilité qu'il n'attendait pas  – et de savourer, à chaque fois, cet ancien hommage venu de l'immense figure qu'est, pour ses élèves, un professeur de spéciale.

Dans la petite brasserie de Montparnasse où il m'invitait régulièrement, attendri de l'appétit avec lequel j'engloutissais une entrecôte marchand de vin – il savait ce qu'était un restaurant universitaire et ce qu'on en peut attendre – nous évoquions ainsi nos exploits d'anciens combattants. Taupin moi-même, je comprenais très bien que ces souvenirs, hermétiques au profane et vieux de quarante ans, le réjouissent encore tout en m'inspirant une sincère admiration pour la performance. Après tout, je n'en avais pas fait autant, même s'il avait la courtoisie d'apprécier que mes tout juste dix-neuf ans m'aient porté à la première tentative dans une bonne maison parisienne, à une époque où la concurrence, à l'en croire, était plus rude que de son temps.

La bonne maison en question demandait à ses élèves venus de province de fournir le nom d'un correspondant à Paris. Parisien, vieil ami de mon père, célibataire et retraité, il avait été très heureux de pouvoir ainsi obliger son vieux copain et prenait sa charge très au sérieux. Comme il l'expliquait lui-même : d'une part, voyageant gratuitement par le train, il répondait volontiers à toutes les invitations de sa famille et ses amis partout en France, d'autre part, célibataire vivant à l'hôtel, il ne rendait jamais ces invitations à domicile. Tous l'admettaient et ne l'en aimaient pas moins pour autant ; il s'acquittait de ses dettes autrement, au restaurant et en rendant tous les services qu'il pouvait.

Pourquoi logeait-il à l'hôtel ? Je ne l'ai jamais bien compris. Peut-être, après un début de carrière nomade, avait-il jugé commode de continuer à vivre dans une tanière entretenue par d'autres ? En tout cas, je n'ai jamais su à quoi elle ressemblait. En échange il m'avait chaudement complimenté sur mon  biotope  du campus, et nous avions comparé nos procédures de nettoyage de pipes, assez similaires.

Un vieil ami de mon père, disais-je. En fait, le plus ancien de ceux qu'il avait gardés : le carabin et l'X, le pipo et le morticole avaient sympathisé en 40 en attendant les Fritz et ne s'étaient jamais perdus de vue depuis. Pendant longtemps il n'avait été qu'un des amis de la famille, un vieux (à mes yeux…) monsieur aperçu de temps en temps, agréable, à la figure ingrate et ouverte, à qui je n'avais pas grand-chose à dire, même si je le faisais volontiers et poliment. Mon séjour à Paris fut l'occasion de le connaître un peu mieux, lui de son côté, m'avait-il dit alors, avait déjà remarqué ce garçon qui avait digéré un an d'hôpital sans accroc apparent. Entrecôte après entrecôte, en parlant d'un peu tout, pas seulement d'équations et de tabac Caporal, j'en ai su plus long sur la vie de mon grand discret de Papa. Pourquoi ces secrets ? Rien de scandaleux, seulement le désir d'effacer de très mauvais souvenirs. Comme je te comprends – mais nous avons sans doute manqué quelque chose.

Mon père était alors malade depuis trois ans, une  maladie de médecin , le genre à fournir un sujet de thèse (et thèse il y eut), le genre dont on ne guérit que les pieds devant. Bien sûr, personne de ses proches ne voulait le comprendre – sauf peut-être ma mère ? Le vieux copain l'avait sûrement senti, qui avait rapproché ses visites – et puis, j'étais un prétexte de conversation tout trouvé. Un certain jour, assis sur le canapé du salon, l'œil pétillant de celui qui va en annoncer une bien bonne, il expliqua qu'il s'était renseigné, avait couru les bureaux, tiré les sonnettes, rempli les papiers, et que désormais, très officiellement, nous étions tous les trois ses neveux par adoption et qu'il entendait être appelé  Mon oncle  plutôt que  Monsieur . Mon père était ravi du bon tour, lui le regardait avec un sourire où se lisaient plus d'amitié et de futur chagrin que d'illusions.

Oncle il fut, à sa manière de vieux garçon prévenant, pendant la dernière année de mon père qui fut aussi ma première année d'élève-ingénieur. Oncle il fut, ce jour de septembre où j'avais enfin fondu en larmes en quittant le cimetière et où il vint sans un mot me prendre par le bras. Oncle il fut par la suite, attentif au devenir de ses neveux. Bon neveu je fus aussi, tout content de lui rendre un jour ses invitations chez Cochennec, en face des Beaux-Arts, restaurant pour festins d'étudiants disparu depuis et converti en je ne sais trop quoi sans intérêt.

Son hôtel ayant voulu se transformer en établissement plus cossu, il dut quitter sa piaule non sans de longues chicanes, perdues après que les autres locataires se furent laissé circonvenir – il en était amer. Il finit par trouver un point de chute vers la Porte d'Orléans mais garda toujours le regret de Montparnasse. L'âge lui avait durci la feuille, il est mort bêtement, quelques années plus tard, renversé par une moto qu'il n'avait pas entendue venir.

Mon oncle, ça m'a fait plaisir de parler de vous. Merci.

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