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22 juin 2007 5 22 /06 /juin /2007 12:54

Or donc, j'ai fini par sortir. On était le 1er août 1970, j'étais arrivé à Renée-Sabran presque treize mois plus tôt. Retraversée du fameux isthme, arrivée à Hyères, si proche et si peu connue. Le premier achat, pour oublier les sandales, fut une paire d'espadrilles – saturé de bleu ciel, de bleu marine, de marron, je les ai choisies de l'orange le plus vif possible. Je découvris aussi les coulisses des visites, certains magasins de jouets providentiels et leur choix de jeux et jouets utilisables dans un lit. On vendait des maquettes partout.

J'étais sorti mais pas pour autant lâché dans la nature : cet os tout neuf serait régulièrement surveillé pendant plusieurs années, le temps de finir de grandir. Pour ne pas trop s'éloigner de l'hôpital, pour les examens périodiques et au cas où… ce mois d'août se passa donc dans une location près du Lavandou.

Abonnés jusqu'alors à l'Atlantique, nous vivions là nos premières vacances au bord de la Méditerranée. Curieux, cette mer sans marées, ces plages d'un sable que je trouvais gros et très sec : comment construire quoi que ce soit avec ça ? Pas de marées voulait dire aussi pas d'estran, cette large bande de sable humide et dur que laisse la mer en descendant. Que la plage me semblait petite et bondée !

Il me fallait un sol ferme, nous allions donc nous installer près de l'eau, où le sable se tenait mieux. Comment survoler la zone de sable sec et mou, où je me serais tordu les pieds et aurais fatigué une hanche pas encore finie ? Mon père me prenait dans ses bras et me portait jusque là. Il était athlétique, mon vieux papa. Quelque temps plus tard, dans une des nombreuses piscines que j'ai longtemps fréquentées, je le verrai, dans son maillot de bain confortable et démodé, monter discrètement au plongeoir de cinq mètres. Bedaine avantageuse, poil grisonnant, il en descendrait par un impeccable saut de l'ange. Il avait passé les soixante ans.

Il ne les avait pas tout à fait, cet été où il me portait sans effort apparent, jusqu'à la mer. Il était sans doute heureux de tenir son gamin dans les bras, ému de l'avoir enfin récupéré, de savoir qu'il dormirait le soir dans une chambre à lui. On ne comprend vraiment ces choses-là que longtemps après. Huit ans plus tard, après qu'il se sera bien battu, quatre ans, contre une longue vacherie d'anémie pernicieuse, je prendrai sa dernière photo, sur son lit de mort. J'avais alors vingt ans, il ne verrait pas sa petite-fille, nous ne nous promènerions pas dans ce Paris qu'il avait si bien connu, tant aimé, et que je commençais d'arpenter. Nous ne nous chamaillerions pas à propos d'un Centre Pompidou tout neuf à l'époque, il ne me montrerait plus un certain pilier de Notre-Dame que je ne retrouve plus, je ne lui montrerais pas une certaine promenade qu'il ferait semblant de découvrir avec moi. Une bibliothèque avait brûlé. Il me manque toujours.

Pourquoi je vous dis tout ça ? L'été passa comme le font les étés de vacances en famille, toujours un peu ennuyeux, je m'aperçois que j'en ai très peu de souvenirs.

Après ce mois de transition, je revins dans mon Massif Central natal. La rentrée approchait, les chers frères allaient récupérer leur élève absent, j'étais très heureux de retrouver tout le monde, sans aucune appréhension : puisque j'avais régulièrement bossé toute l'année précédente, ça devait évidemment marcher cette année-là. Belle inconscience, tout de même. Mais les cours dispensés à l'hôpital, l'allemand bûché au soleil, les fiches Galion potassées dans mon coin, le latin un peu improvisé, tout cela n'avait pas été du temps perdu. Les copains m'avaient vu partir malade, premier de classe et nul en gym. Ils m'ont vu revenir guéri quoique fragile, premier de classe et dispensé de gym – certains ont vraiment toutes les veines ! Je crains d'en avoir dégoûté d'aucuns.


Aujourd'hui ? Aujourd'hui j'ai les deux jambes de la même longueur – elles ont été mesurées chaque année pendant toute ma croissance, histoire de voir. Je ne boîte pas, même si mon pas n'est pas toujours très régulier. Sautillements et chocs m'étaient logiquement interdits, je n'ai donc jamais appris à jouer au tennis – on s'en passe. Plus de ski de descente non plus, heureusement la vogue du ski de fond commençait en France. Je n'ai chaussé à nouveau des skis de piste qu'à l'approche de la quarantaine : ni le ski ni la jambe n'ont cassé, ce n'était pas forcément gagné d'avance. Je sais que le temps est froid et humide sans avoir besoin de regarder le ciel. Bien sûr, la tête de fémur est restée un peu cabossée à droite, du moins n'a-t-elle pas laissé la place à une prothèse. Ça me permet de faire craquer ma hanche à l'occasion, c'est nettement moins commun que de faire craquer ses doigts.

J'ai appris à danser, pas très bien mais ardemment – j'y tenais. Marcher comme un danseur ? J'ai entendu le compliment une fois, dans mon dos. Immérité, il m'a causé un très vif plaisir.

Je ne me suis plus jamais assis en tailleur, ne parlons pas de tenter le grand écart. Pour le Kama-Soutra, on se débrouille toujours.

J'avais été malade seize mois en tout. C'est long, surtout à cet âge. Quatre mois d'hôpital, pour une méchante fracture par exemple, c'est long aussi. Quatre fois quatre mois, au-delà de l'arithmétique, c'est autre chose : la mésaventure pénible mais temporaire devient un changement de vie. J'ai appris que le lit, la chaise roulante, le corset, les béquilles, les broches spectaculaires que j'avais vues chez certains, toutes ces constructions impressionnantes pour qui ne s'y est jamais trouvé pris, ne sont pas l'essentiel. L'essentiel reste le bonhomme à l'intérieur, aussi vivant, râleur, sensible, teigneux, vif ou abruti que n'importe qui. Les accessoires le limitent, le diminuent, ils ne le définissent pas, même s'il doit s'en accommoder toute une vie.

Il n'empêche que, à tout prendre, mieux vaut être en bonne santé. J'éprouve une joie infinie à tenir debout, droit, à traverser une rue en courant, à m'arrêter sur un pied avant de rebrousser chemin. À monter huit étages d'escaliers, trois marches à la fois. À circuler dans un train ou un métro sans me cramponner à tout. C'est bon de pouvoir faire confiance à ses guibolles.

Et je marche, bien sûr. À grands pas, lents et complets, renvoyant le sol loin derrière, à la force des orteils. Je m'émerveille, à chaque fois que je retrouve cette habitude, d'avancer sans effort, de dépasser les voûtés fatigués, ceux qui aimeraient tant aller chercher leur pain en voiture, si seulement il n'y avait pas tous ces satanés piétons.

Marcher garde le dos droit et la fesse ferme, marcher ouvre l'appétit et facilite la digestion, marcher fait voir du pays, marcher remonte le moral, marcher soigne tout, marcher c'est la liberté.

Il ne fait pas très beau, mais je peux vous conduire en une heure à Notre-Dame, en passant par des coins que vous ne connaissez pas. Je vous emmène ? Faites attention, nous irons peut-être un peu vite.

Genie-de-la-Bastille.jpg

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