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14 août 2010 6 14 /08 /août /2010 03:47

Je fume la pipe depuis mes seize ou dix-sept ans. À cette époque lointaine on fumait plus souvent du pétun que des paradis baudelairiens, il faisait partie des rites de passage de l'adolescence.  Quatorze ans, les Gauloises dans un paquet super-camouflé  chantaient… Stone et Charden, je crois ? Un autre monde.

Mon père était adepte de la bouffarde, comme son père avant lui et probablement son grand-père, et médecin – le premier de la lignée. Le médecin en savait davantage sur les risques du tabac que le grand public de ces années-là, le père pensait à ses deux garçons. Puisque l'époque allait en faire des fumeurs, autant qu'ils se tournent vers la pipe : nettement moins dangereuse que la cigarette. Et de citer à l'appui de ses dires une étude américaine sur les habitudes de fumeurs atteints d'un cancer. Bref, nous apprîmes à fumer la pipe. Mon impatient de frère se tournerait ensuite vers la clope ou le cigarillo, se prenant pour Clint Eastwood dans sa période western-spaghetti – il était complètement fondu de cinéma, entreprenant un jour de me raconter plan par plan  Il était une fois dans l'Ouest , ce qui me permit de ne rien comprendre au film avant de l'avoir vu.

Moi j'ai continué, prenant goût à ce plaisir démodé. Je n'ai pas dû toucher une cigarette depuis vingt ans, un cigare depuis dix – pourtant un vrai Havane c'est bon, et tant pis si vous tordez le nez. Je fume trop à mon goût, un paquet de 50g dure cinq ou six jours. Cela représente un peu moins d'un demi-paquet de cigarettes quotidien – ce n'est pas rien, mais avec ça je vis dans un nuage de fumée tout le jour ou presque.  Mon père avait raison , comme disait Sacha Guitry à propos de tout à fait autre chose.

Je dois en posséder une trentaine, toutes ne sont plus fumables, l'usage excessif en a fendu certaines : je fume trop, trop vite, c'est certain. Mais je les garde tout de même, j'ai envie de vous en parler un peu.

Ce ne sont pas des objets très précieux, des pièces rares : je ne suis pas collectionneur. On trouve sur le Web des sites de pipiers ; on y trouve aussi des sites de fumeurs de pipe (je vous recommande  Mon vice à moi  dans les liens). J'ai ainsi découvert des artisans inattendus, des choses magnifiques, véritables sculptures à fumer. Une autre découverte m'a surpris bien davantage : il existe tout un marché de l'occasion, où des connaisseurs avisés achètent et revendent des pipes à peine fumées, et je crois bien que ça me scandalise un peu. Expliquons.

Une pipe, surtout de bruyère, est un objet totalement pas moderne. C'est une pièce unique, même les pipes fabriquées en série comme la plupart des miennes : deux morceaux de bois n'ont jamais le même veinage. Si la variété des formes et des matériaux est très grande, le principe n'a pas changé depuis l'origine : un tuyau, un fourneau. Des plombiers inventifs tentent épisodiquement de le renouveler au nom de l'hygiène, la commodité de nettoyage, le plaisir gustatif… peine perdue, on revient toujours à la simplicité fonctionnelle. Il y a là un énorme point commun avec le livre paginé, le codex que nous connaissons, inchangé depuis le Moyen Âge. Il est possible qu'il disparaisse un jour, guère qu'il évolue : il est parfait, la pipe aussi. Hé, hé…

Totalement pas moderne est surtout le modèle économique (soyons cuistre) de la chose. Une bonne pipe a toujours coûté assez cher à l'achat : on n'a rien sans rien, autrement dit. Mais cet objet précieux, une fois acquis, ne coûte que le combustible que l'on y met, les allumettes et les mèches de nettoyage. On brûle nettement moins de tabac qu'on ne le ferait en cigarettes, on se met très vite aux grosses boîtes d'allumettes de cuisine pour recharger indéfiniment la même éternelle petite boîte, enfin les mèches multicolores et déformables à merci peuvent aussi servir à occuper les enfants à moindre coût – ils adorent ça.

Il ne coûte donc pas grand-chose à l'usage, or cet usage peut être très long. Il y avait à la maison une belle pipe d'écume, toute classique et blondie par l'usage, que mon père fumait cérémonieusement aux grandes occasions : la pipe des jours de fête. Rituellement aussi, il expliquait que cette pipe avait cent ans et j'ouvrais grand mes yeux de petit garçon. Elle doit aujourd'hui porter son siècle et demi et rester fumable, bien que je n'aie pas encore vérifié – mais c'est une pipe très spéciale, on ne saurait la fumer juste pour voir.

Mes bouffardes sont moins sacrées, cependant aucune n'est complètement anonyme. Il y a le brûle-gueule offert pour mes dix-huit ans, acheté lors d'une expédition tout exprès chez le bon marchand, et toujours aussi bon. Il y a quelques pipes trouvées dans le bureau de mon père après sa mort, dont une pipe désassortie, fabriquée par lui en récupérant le fourneau de l'une et le tuyau de l'autre pour occuper le loisir imposé par sa maladie. Il y a une coûteuse pipe de l'année, la seule, que je me suis offerte pour digérer mon divorce – je n'allais pas acheter un bijou ou un sac à main, tout de même. Il y a celle acquise à Saint-Claude, la seule fois où j'y suis allé – et je revois toujours l'infinie patience de ma fille attendant que son père ait fait son choix. Il y a un autre brûle-gueule, donné par mon frère lorsqu'il a dû arrêter de fumer – il était triste. Il y a toutes celles qui m'évoquent un moment précis que je suis seul à connaître.

Tout cela ne dort pas dans une vitrine, c'est utilisé et entretenu, ça vit et ça change de goût avec le temps. Ça s'abîme un peu, aussi, surtout les tuyaux qu'on fait remplacer à l'occasion– tous les dix ou quinze ans, pas une ruine. On ne fume pas n'importe quelle pipe n'importe quand, on a envie de telle forme ou telle taille, certains tabacs se marient mieux avec certaines pipes, ainsi de suite. C'est, à mes yeux, un objet tout à fait personnel, un discret témoin du passé. Alors, acheter une pipe dans le seul but de la revendre, sans avoir vécu avec ? On frise l'immoralité !

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