Article de philosophe amateur (très) et dispersé (encore plus), caveat lector.
Cet article paraît dans la rubrique Le regard du myope
. Elle pourrait aussi bien s'intituler Je ne sais pas
: si les articles en sont écrits par un faux naïf, ils sont inspirés par un vrai, un qui se demande Pourquoi ?
Jeeee sais
, Mais si, tu sais bien…
, Comment, tu ne savais pas ?
, Tu ne sais pas de quoi tu parles, alors ferme-la
: nous avons tous dit et entendu, subi et infligé toutes ces phrases au moins une fois, et certainement plusieurs. Il ne s'y joue pas tant de la connaissance que du pouvoir, de la prise de parole – prise
se dirait plus clairement conquête
. Hochets.
Du même ordre est je croyais que vous saviez tout
que, en guise de taquinerie acide, m'adressa un jour une dame me prenant en défaut, moi qui ai une teinture (et guère plus) de pas mal de choses disparates : bon à tout, propre à rien. Sotte madame qui espériez me vexer, vous en fûtes pour vos frais. Retournez à vos mots d'esprit faisandés et laissez-moi couper les cheveux en huit pour la distraction des lecteurs de bonne volonté.
Il y a ce qu'on, ce qu'un(e) sait et ne sait pas – solide platitude, non ?
Il y a ce dont on sait qu'on le sait et ce dont on sait qu'on ne le sait pas.
Épuisons le système : il y a enfin ce dont on ne sait pas qu'on le sait et ce dont on ne sait pas qu'on ne le sait pas. Chez les Papous…
: ô Gaston Lagaffe, épistomologiste essentiel !
Onanisme conceptuel, vaines cabrioles verbales ? Que non, nous sommes au cœur du sujet. Quelques exemples concrets.
Je sais que je sais des choses en CSS et à propos de Paris, que je parle un anglais décent, un allemand moins bon qu'autrefois. Inutile d'insister, vous auriez pu écrire l'équivalent vous-même.
Je sais que je ne connais pas la langue chinoise, et ça ne m'empêche pas de dormir. Là encore, rien d'original. Pourtant cet aveu (pourquoi aveu ? de quelle faute ?) ne va déjà pas forcément de soi : Hic sunt leones ( ici il y a des lions
) écrivaient les géographes d'autrefois pour ne pas laisser de trop grands blancs sur les cartes d'Afrique, et faute de meilleurs renseignements.
Ne pas savoir qu'on sait est encore un peu plus subtil. Plutôt que de nous cacher derrière de graves savants à barbe épaisse et fort accent germanique, prenons un exemple d'écolier.
On me demandait si telle phrase devait s'écrire j'aurai
ou j'aurais
. Le plus convaincant était le vieux truc d'institutrice : reformuler la phrase en changeant l'élément ambigu. Tu auras
ou bien tu aurais
, nous aurons
ou bien nous aurions
? La réponse vient d'elle-même.
Très efficace mais ne marche que si le français est votre langue maternelle. Parce que vous baignez dedans depuis l'enfance, parce que vous avez l'oreille
et le sens de la langue
, quand bien même vous avez oublié l'explication grammaticale précise, l'irréfutable démonstration du professeur. Vous savez que vous ne savez plus les détails de la grammaire, vous ne saviez plus que vous saviez encore distinguer une conjugaison correcte d'une fautive. On ne sait pas toujours qu'on sait.
Ne pas savoir qu'on ne sait pas est le cas le plus difficile, par sa nature même, et je serais (et pas serai
: essayez donc, hé hé… ) bien en peine de vous en donner un exemple présent. Les exemples abondent pourtant mais ne peuvent venir que du passé.
Ceci, qui va donner un air sérieux : peu avant 1900 on croyait fermement la physique achevée. Ne restaient plus que des coefficients à préciser, des équations à affiner, des applications pratiques à imaginer : du travail pour ingénieurs besogneux. Les physiciens n'avaient plus que quelques phénomènes tordus, exotiques, minoritaires, pour s'occuper : amusettes d'aristocrates désœuvrés. Deux trublions bien documentés ont alors dit : et la relativité ? et la mécanique quantique ? Tout recommençait, on n'avait pas su, pas soupçonné jusque là qu'il y avait autre chose à savoir.
Cent ans plus tard on sait (plutôt : on constate) que ces deux théories nouvelles marchent
très bien, chacune dans son domaine qui est vaste : le grand et le très grand pour la première, le tout petit pour la deuxième. On sait aussi, depuis le début, qu'elles sont inconciliables, mutuellement exclusives. C'est très énervant, alors on cherche l'unification puisqu'on ne peut écarter aucune des deux. On sait qu'on n'a pas encore trouvé. Peut-être ne sait-on pas qu'on ne sait pas (vous suivez ?) que la réponse (qui sera forcément provisoire, jusqu'au prochain trublion bien documenté) est complètement différente. Ce n'est pas moi qui vais répondre !
James Earl Jimmy
Carter présida les États-Unis de 1976 (pas tout à fait) à 1980 (un peu plus). Beaucoup d'ex-présidents gagnent ensuite leur vie comme consultants de luxe ou conférenciers de prestige, ou savourent leur retraite. J.Carter est, à ma connaissance, le seul à conserver une activité pour le bien commun, activité qui lui a valu le Nobel de la Paix en 2002.
Je n'ai pas d'avis à donner sur cette activité ni sur son efficacité. J'en constate l'existence, je la crois désintéressée : empêcher les gens de s'entretuer n'est pas un bon moyen de faire fortune, n'importe quel marchand de canons vous le confirmera. J'en constate aussi l'unicité. Je me rappelle que, lorsque ce candidat parfaitement inconnu jusqu'alors, Jimmy Who ?
Carter, commença d'intéresser l'opinion mondiale, les journalistes furent frappés de l'entendre souvent répondre I don't know
aux questions à propos de tout et rien.
Donc n'hésitez pas à répondre Je ne sais pas
(et, si la question était malveillante, à compléter in petto et je t'emmerde
), vous aurez peut-être le Prix Nobel.
Je ne sais pas
est le germe de toute connaissance, savoir le dire est le préalable de tout apprentissage. Savoir où l'on est, d'où l'on vient, et même savoir qu'on ne le sait pas clairement, pour savoir où l'on peut et veut aller. La liberté n'est pas l'absence de contraintes mais commence par la prise de conscience de ces contraintes. Les choix de raison sont de s'en accommoder ou de tenter de les repousser, pas de les nier. Henri Laborit rappelle que l'homme a rêvé d'Icare depuis toujours mais qu'on n'est pas allé sur la Lune sans passer d'abord par Newton et les lois de la gravitation.
Je ne sais pas
signale un esprit libre. Mais je vais me renseigner
marque un esprit fécond. Merci de me l'avoir appris
, un esprit honnête.
Il n'y a que les ignares pour tout savoir, que les imbéciles pour tout comprendre. Soyons juste : l'espèce humaine leur doit sans doute sa survie parce que Les cons ça ose tout, c'est même à ça qu'on les reconnaît
.
N'empêche : scio nescio est une bonne maxime, hic sunt leones une tentation bien trop commune.