Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Paris, photo, humeurs, un peu de HTML/CSS pour faire sérieux. Feinte innocence et vraie naïveté (ou vice-versa). Encore un blog qui agite ses petits bras en couinant "Viens me lire !"

Bouffardes

Je fume la pipe depuis mes seize ou dix-sept ans. À cette époque lointaine on fumait plus souvent du pétun que des paradis baudelairiens, il faisait partie des rites de passage de l'adolescence.  Quatorze ans, les Gauloises dans un paquet super-camouflé  chantaient… Stone et Charden, je crois ? Un autre monde.

Mon père était adepte de la bouffarde, comme son père avant lui et probablement son grand-père, et médecin – le premier de la lignée. Le médecin en savait davantage sur les risques du tabac que le grand public de ces années-là, le père pensait à ses deux garçons. Puisque l'époque allait en faire des fumeurs, autant qu'ils se tournent vers la pipe : nettement moins dangereuse que la cigarette. Et de citer à l'appui de ses dires une étude américaine sur les habitudes de fumeurs atteints d'un cancer. Bref, nous apprîmes à fumer la pipe. Mon impatient de frère se tournerait ensuite vers la clope ou le cigarillo, se prenant pour Clint Eastwood dans sa période western-spaghetti – il était complètement fondu de cinéma, entreprenant un jour de me raconter plan par plan  Il était une fois dans l'Ouest , ce qui me permit de ne rien comprendre au film avant de l'avoir vu.

Moi j'ai continué, prenant goût à ce plaisir démodé. Je n'ai pas dû toucher une cigarette depuis vingt ans, un cigare depuis dix – pourtant un vrai Havane c'est bon, et tant pis si vous tordez le nez. Je fume trop à mon goût, un paquet de 50g dure cinq ou six jours. Cela représente un peu moins d'un demi-paquet de cigarettes quotidien – ce n'est pas rien, mais avec ça je vis dans un nuage de fumée tout le jour ou presque.  Mon père avait raison , comme disait Sacha Guitry à propos de tout à fait autre chose.

Je dois en posséder une trentaine, toutes ne sont plus fumables, l'usage excessif en a fendu certaines : je fume trop, trop vite, c'est certain. Mais je les garde tout de même, j'ai envie de vous en parler un peu.

Ce ne sont pas des objets très précieux, des pièces rares : je ne suis pas collectionneur. On trouve sur le Web des sites de pipiers ; on y trouve aussi des sites de fumeurs de pipe (je vous recommande  Mon vice à moi  dans les liens). J'ai ainsi découvert des artisans inattendus, des choses magnifiques, véritables sculptures à fumer. Une autre découverte m'a surpris bien davantage : il existe tout un marché de l'occasion, où des connaisseurs avisés achètent et revendent des pipes à peine fumées, et je crois bien que ça me scandalise un peu. Expliquons.

Une pipe, surtout de bruyère, est un objet totalement pas moderne. C'est une pièce unique, même les pipes fabriquées en série comme la plupart des miennes : deux morceaux de bois n'ont jamais le même veinage. Si la variété des formes et des matériaux est très grande, le principe n'a pas changé depuis l'origine : un tuyau, un fourneau. Des plombiers inventifs tentent épisodiquement de le renouveler au nom de l'hygiène, la commodité de nettoyage, le plaisir gustatif… peine perdue, on revient toujours à la simplicité fonctionnelle. Il y a là un énorme point commun avec le livre paginé, le codex que nous connaissons, inchangé depuis le Moyen Âge. Il est possible qu'il disparaisse un jour, guère qu'il évolue : il est parfait, la pipe aussi. Hé, hé…

Totalement pas moderne est surtout le modèle économique (soyons cuistre) de la chose. Une bonne pipe a toujours coûté assez cher à l'achat : on n'a rien sans rien, autrement dit. Mais cet objet précieux, une fois acquis, ne coûte que le combustible que l'on y met, les allumettes et les mèches de nettoyage. On brûle nettement moins de tabac qu'on ne le ferait en cigarettes, on se met très vite aux grosses boîtes d'allumettes de cuisine pour recharger indéfiniment la même éternelle petite boîte, enfin les mèches multicolores et déformables à merci peuvent aussi servir à occuper les enfants à moindre coût – ils adorent ça.

Il ne coûte donc pas grand-chose à l'usage, or cet usage peut être très long. Il y avait à la maison une belle pipe d'écume, toute classique et blondie par l'usage, que mon père fumait cérémonieusement aux grandes occasions : la pipe des jours de fête. Rituellement aussi, il expliquait que cette pipe avait cent ans et j'ouvrais grand mes yeux de petit garçon. Elle doit aujourd'hui porter son siècle et demi et rester fumable, bien que je n'aie pas encore vérifié – mais c'est une pipe très spéciale, on ne saurait la fumer juste pour voir.

Mes bouffardes sont moins sacrées, cependant aucune n'est complètement anonyme. Il y a le brûle-gueule offert pour mes dix-huit ans, acheté lors d'une expédition tout exprès chez le bon marchand, et toujours aussi bon. Il y a quelques pipes trouvées dans le bureau de mon père après sa mort, dont une pipe désassortie, fabriquée par lui en récupérant le fourneau de l'une et le tuyau de l'autre pour occuper le loisir imposé par sa maladie. Il y a une coûteuse pipe de l'année, la seule, que je me suis offerte pour digérer mon divorce – je n'allais pas acheter un bijou ou un sac à main, tout de même. Il y a celle acquise à Saint-Claude, la seule fois où j'y suis allé – et je revois toujours l'infinie patience de ma fille attendant que son père ait fait son choix. Il y a un autre brûle-gueule, donné par mon frère lorsqu'il a dû arrêter de fumer – il était triste. Il y a toutes celles qui m'évoquent un moment précis que je suis seul à connaître.

Tout cela ne dort pas dans une vitrine, c'est utilisé et entretenu, ça vit et ça change de goût avec le temps. Ça s'abîme un peu, aussi, surtout les tuyaux qu'on fait remplacer à l'occasion– tous les dix ou quinze ans, pas une ruine. On ne fume pas n'importe quelle pipe n'importe quand, on a envie de telle forme ou telle taille, certains tabacs se marient mieux avec certaines pipes, ainsi de suite. C'est, à mes yeux, un objet tout à fait personnel, un discret témoin du passé. Alors, acheter une pipe dans le seul but de la revendre, sans avoir vécu avec ? On frise l'immoralité !

Retour à l'accueil
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
S
<br /> l'espace de quelques instants, je me suis retrouvé dans un salon, à voir des volutes de fumée s'élever... calme et reposant..<br /> <br /> <br />
Répondre
M
<br /> <br /> Faut pratiquer, alors :-)<br /> <br /> <br /> <br />
B
<br /> Bon sang je l'espérais sans l'attendre cet article! sans doute depuis que j'ai vu ton interview, pour moi un Bren sans pipe c'est comme asterix sans obelix: inconcevable!Me plait beaucoup, peut<br /> être le petit coté intimiste...<br /> <br /> j'avais essayé il y a une dizaine d'année, c'était l'oncle barbu d'un ami qui me l'avais proposé (d'ailleurs au début j'avais mal compris ses intentions..) plutôt agréable et pour un peu j'aurais<br /> pu abandonner la cigarette pour la bouffarde, mais le temps de préparation (préparation cérémonieuse, solennelle presque!) m'a dissuadé...<br /> Ça reste un très bon souvenir (bien meilleurs que le tabac "gris" taxé à l'ancien du coin un soir de pénurie..)<br /> <br /> <br />
Répondre
M
<br /> <br /> Booh, le temps de préparation... pas si long, si l'on n'est pas dérangé en permanence par des questions ! (cf l'interview). C'est plutôt le nettoyage qui est fastidieux. De toute manière, la<br /> bouffarde est une école de patience...<br /> <br /> <br /> <br />
A
<br /> Qui ne leur sied pas*<br /> <br /> <br />
Répondre
M
<br /> <br /> Très honorable scrupule ! :-D<br /> <br /> <br /> <br />
A
<br /> Allons, pourquoi fustiger ceux qui revendent ce qui ne le sied pas, finalement ? Au lieu d'enfermer dans un placard l'objet de la traitrise, ils lui donnent une chance de vivre un véritable amour<br /> auprès d'une autre bouche... Plus sérieusement, une bonne partie de ces étals doivent être alimentés par des héritiers non-fumeurs et peu conservateurs.<br /> <br /> J'ai, quelque part dans les cartons à fouillis, ma vieille pipe de fille, longue, raffinée... et cassée. Sont parties pour la poubelles les vieilles paires de lunettes de myope, laides, jaunies et<br /> lourdes, mais la petite pipe de bois qui pourtant gît sans usage depuis près de vingt ans. Va comprendre.<br /> <br /> <br />
Répondre
M
<br /> <br /> Un instant j'ai craint un malentendu : je ne suis pas fétichiste non plus, il m'est arrivé de jeter des pipes trop décevantes - sans compter celles que j'ai perdues. Revendre une pipe qui ne<br /> plaît plus, rien à redire. Un héritage encombrant, non plus. C'est l'achat spéculatif, le remplacement systématique qui m'étonne (d'ailleurs tu viens de me faire clarifier le dernier paragraphe,<br /> merci).<br /> <br /> <br /> Pour des oeuvres d'art on sait que ça se pratique, inutile de disserter. Je me sens tout de même proche de ce riche Américain, il y a longtemps, qui avait très vite revendu un Picasso après<br /> l'avoir acheté à prix d'or - les journaux en avaient parlé quelques jours. Il avait très simplement expliqué qu'il avait acquis ce tableau pour en jouir paisiblement, accroché au-dessus de sa<br /> cheminée. Les assureurs n'étant pas du tout d'accord, il préférait renoncer.<br /> <br /> <br /> Ta vieille pipe de dame : va donc la montrer au Caïd, à l'occasion. On te dira honnêtement si elle est sauvable ou pas, et à quel prix. Ces pipes sont belles mais plus difficiles à fumer que les<br /> autres : la paroi du fourneau, plus mince, n'a pas la même inertie thermique et la pipe passe son temps à chauffer ou s'éteindre. Si jamais tu veux t'y remettre commence plutôt par une forme<br /> classique, droite, et pas trop grande. Et tant pis si ça fait mec !<br /> <br /> <br /> <br />
A
<br /> "Je suis un pauvre type<br /> J'aurai plus de joie<br /> J'ai jeté ma pipe<br /> Ma vieille pipe en bois<br /> Qu'avait fumé sans s'fâcher<br /> Sans jamais m'brûler la lippe<br /> L'tabac d'la vache enragée<br /> Dans sa bonne vieille tête de pipe<br /> J'ai des pipes d'écume<br /> Ornées de fleurons<br /> De ces pipes qu'on fume<br /> En levant le front<br /> Mais j'retrouv'rai plus ma foi<br /> Dans mon cœur ni sur ma lippe<br /> Le goût d'ma vieille pipe en bois<br /> Sacré nom d'une pipe !"<br /> <br /> <br />
Répondre
M
<br /> <br /> Celle-là, j'y pensais forcément...<br /> <br /> <br /> Brassens était client de la maison "Au Caïd", longtemps sise au 24, boulevard Saint-Michel (depuis les années 1840, si je me rappelle bien ?), dans une boutique à l'ancienne, toute de petits<br /> tiroirs et de bois sombre, de vitrines, avec à côté un atelier où le regard pouvait plonger de la rue. Elle a déménagé récemment pas très loin, rue de la Sorbonne. Il y a maintenant un Monoprix<br /> sur  le boulevard, et on a perdu quelque chose.<br /> <br /> <br /> Mais la maison est restée excellente et de très bon conseil. Je l'ai toujours connue tenue par des dames connaissant parfaitement leur sujet. Peu après leur installation à leur nouvelle adresse,<br /> j'y ai revu l'ancienne patronne, vingt-cinq ans après ma première entrée dans l'ancienne boutique. Elle avait vieilli, comme tout le monde, et semblait bien chagrinée d'avoir dû quitter le décor<br /> d'une vie...<br /> <br /> <br /> Brassens n'était pas le seul client notoire. Il y avait aussi Sartre, tout ce que le Quartier Latin a pu compter d'étudiants et de professeurs fumeurs de pipe... et au moins deux générations de<br /> Brendie :-)<br /> <br /> <br /> <br />
T
<br /> Mon père, fumeur de pipe depuis l'âge de 14 ans (je ne l'ai d'ailleurs jamais connu sans sa pipe) nous a quitté il y a 2 ans, et nous laisse sa collection de pipe qui doit avoisiner les 500 pièces<br /> !!!<br /> Cette collection a été amassée au fil du temps, et a explosé lors du décès de son oncle, lui même fumeur de pipe et collectionneur.<br /> Nous avons râlé toute notre enfance contre l'odeur de pipe, et elle nous manque aujourd'hui.<br /> Et pour l'anecdote, ces petits enfants ne l'appelaient pas papi, mais PIPE ^_^<br /> <br /> <br />
Répondre
M
<br /> <br /> Oh, uneTiflo ! Je ne te savais pas lectrice de mes babils... bienvenue.<br /> <br /> <br /> 500 pièces ? Mazette ! De quoi garnir tout un mur, non ? L'odeur, ah... il faut ventiler, vider les cendriers, nettoyer ses bouffardes après usage... et, en définitive, s'en accommoder :-) Le<br /> sobriquet enfantin est bien joli...<br /> <br /> <br /> <br />
T
<br /> Magnifique, l'article sur les Bouffardes mais pourquoi ne pas l'agrémenter d' une photo de votre collection ? Je me suis souvenu que mon grand-père fumait la pipe et mon père lui-même m' a transmit<br /> cette envie ou enfin cette attitude, car quelque part, cela vous pose un homme...<br /> Je revois encore dans le salon paternel cet énorme pot en grés ou les pipes, une bonne quinzaine, quelques une héritées de son père, étaient comme plantées dedans...Souvenirs, souvenirs...<br /> <br /> <br />
Répondre
M
<br /> <br /> Vous, vous avez bien compris mon intention :-)<br /> <br /> <br /> Photo : je n'y ai simplement pas pensé. Je ne sais pas pourquoi, peut-être parce que cet article, malgré les apparences, ne parle pas principalement de pipes - juste un prétexte, un motif que je<br /> connais bien.<br /> <br /> <br /> <br />