Paris, photo, humeurs, un peu de HTML/CSS pour faire sérieux. Feinte innocence et vraie naïveté (ou vice-versa). Encore un blog qui agite ses petits bras en couinant "Viens me lire !"
Un quai du RER Châtelet-Les Halles.
Châtelet-Les Halles est un emblème du Paris utilitaire, du Paris pas marrant, pas romantique, pas pittoresque, du Paris fatigant. Le soir sur une terrasse tiède, en sirotant un verre de muscat face à un beau paysage de France la doulce, qui en est généreuse, on l'évoque avec un délicieux frisson rétrospectif. Pauvres Parisiens, tout de même…
Un quai du RER, un quai que je connais depuis sa naissance, en 1977. On est dans la plus grande gare souterraine du monde, au cinquième ou sixième sous-sol, en plein dans des strates gorgées d'eau : la station serait construite un peu comme un sous-marin, paraît-il, et amarrée à de la roche compacte et plus profonde pour rester en place. Vérité ou exagération d'ingénieurs, je ne sais.
(oui oui, cliquez, ça fait de la musique)
Un quai du RER.
Un quai de gare ? Une gare c'est spacieux, lumineux, plein de courants d'air et de pigeons qui volent par-dessus les trains – et fientent partout où ça leur chante.
Ici rien de tel. Comme partout dans le métro le regard peut filer le long des rails et guetter la bouche noire des tunnels. Ici, de plus, il peut sauter de quai en quai : sept voies parallèles, ce n'est pas rien.
Mais il bute contre sol et plafond, ici pas de voûte, pas de courbe qui envelopperait hommes et machines : les trains occupent toute la hauteur. Au bout d'un moment d'observation hypnotisée le voyageur resté à quai comprend que Châtelet-Les Halles n'est pas une gare, bien plutôt la boîte d'un prestidigitateur. Les trains qui s'arrêtent et repartent ne sont pas des trains, ils sont les volets mobiles qui recoupent la boîte, enserrent puis libèrent le spectateur, escamotent les voyageurs du quai d'en face. Ni vu ni connu je t'embrouille, et passez muscade.
Fantasmagorie de néon, de béton, de moteurs et d'écrans.
Traversant le fracas des freins, le chuintement des portes coulissantes, sinuant autour des piliers, coule une note d'Asie. Une seule mélodie, une seule voix, elle ne lutte pas contre le bruit, ne lui cède pas non plus. D'où vient-elle ? Elle me tire le long du quai comme un poisson au bout de la ligne – si jamais le musicien se trouve sur une autre plate-forme, quelle déception… Non, le voilà.
Il a soigné son personnage : chapeau, catogan, de noir vêtu, le regard caché par de grosses lunettes noires elles aussi, visage minéral. Ne bougent que ses mains qui dévident sans relâche le fil de la musique, la tête qu'il hoche quand on pose une pièce dans la boîte d'instrument ouverte à ses pieds, et un pied battant discrètement la mesure– Vaucanson aurait pu le construire.
Il joue d'un instrument que je n'avais encore jamais vu. Curieux objet, curieux que d'une aussi malingre boîte sorte un son aussi ferme, puissant. En cherchant un peu, plus tard, je trouverai que cet instrument s'appelle un erhu, qu'il existe depuis mille ans, venu d'Asie Centrale et peut-être de Perse.
Il divise nettement le public : ceux que ça ennuie plutôt surveillent l'arrivée de leur train – les touristes asiatiques, valise roulante au bout du bras, sourient de retrouver un air de maison – une frange de blasés ostensibles lui jette en douce le regard aigu de ceux qui se sont fait voler la vedette par plus cabot – le gros de la foule lui prête une oreille bienveillante ou résignée ; et tous ces gens finissent par partir.
Quelques-uns laissent filer leur rame, exprès, tel mon imposant voisin africain. Sympathique bedaine de bon vivant, véritable gapette de bouliste sur le crâne, un vélo à la main… il ferait sourire s'il n'écoutait aussi intensément, immobile et sérieux. Il n'est pas ridicule, il est beau comme les quelques autres, tous différents, tous graves, debout dans les coins tranquilles.
À trente mètres sous le centre de la ville découvrir entre deux trains un cycliste africain écoutant un instrument chinois, venu de Perse via la Mongolie dix siècles auparavant : Paris est un alcool fort
Wikipédia : erhu (fr), erhu (en) et erhu (de). L'article anglais et l'allemand sont plus fouillés que le français, affûtez vos dicos ! Et aussi Châtelet-Les Halles (on trouve tout dans Wikipédia).