La rue Bonaparte, anciennement des Petits-Augustins
et parallèle à celle des Grands-Augustins
, va du Luxembourg à la Seine en passant par l'église de Saint-Germain-des-Prés. Elle est en plein dans le quartier des galeries d'art, plutôt du contemporain ou de l'ethnique, j'y promène ma curiosité de profane avec gourmandise, tantôt atterré, tantôt amusé, parfois saisi.
Je cherche encore un adjectif pour ce que j'y ai vu l'autre soir :
Une pleine vitrine de Meccano, quarante ans effacés d'un coup ! (même restée vivace, mon enfance commence à vieillir). Voilà la plaque numéro 189, la plaque de base numéro 52, la bande épaulée 90a en quart de cercle (à ne pas confondre avec la 215, autre quart de cercle mais pris dans la paroi du cylindre, pas dans le disque transversal). Et là, bien rouge, cette bonne vieille embase triangulée plate 126a et sa cousine triangulée coudée, numéro 126 comme chacun sait. Le tout-venant des écrous (37b) et boulons (37a) naturellement mais aussi le boulon 111c de 9,5 mm, si confortable pour faire un contre-écrou. La poulie 22a et son pneu assorti (tiens ? j'ai oublié le numéro), la grande roue 20 (ou bien 20a ?), la très grande roue 19a et ses huit rayons de trous. Si on m'avait dit que je me souviendrais de tout ça…
J'étais déjà, depuis mes 4 ou 5 ans, intoxiqué au Lego qui venait d'apparaître en France : uniquement des briques rectangulaires, rouges et blanches dans des boîtes plates de carton bleu. Progressivement allaient apparaître d'autres pièces : des tuiles, des fenêtres, des roues, des plaques d'un tiers de hauteur… d'autres couleurs aussi et un très ingénieux système de toutes petites boîtes complémentaires, contenant dix ou douze pièces d'un même type, parfaites pour de petits cadeaux et moins nocives pour les dents qu'un paquet de bonbons (fils de stomatologiste, fallait pas plaisanter avec ça). Les frustes mioches de cette époque arriérée n'éprouvaient nul besoin de robots à transformations, on se contentait de construire des maisons et des voitures ou bien, avec assez de briques et de plaques, des quartiers plantés d'arbres. On improvisait, aussi. Sans doute venus du palais royal de Copenhague, un grenadier et sa guérite construits et démolis dix ou douze fois m'avaient livré tous leurs secrets. La dernière fois, pour qu'il fasse sa ronde correctement, j'avais imaginé de monter le grenadier sur un rail : grosse impression sur la maîtresse de maternelle…
Ce que voyant (et d'autres prodiges dont un phare télescopique (!) ), mon papa, ancien adepte du Meccano, avait dû flairer que ça me plairait. À cette époque le Meccano était disponible en 11 boîtes, numérotées de 0 à 10. Ma première boîte, pour le Noël de mes 6 ou 7 ans, devait être la 1, les exploits en Lego justifiant de sauter les premiers échelons. Installé sur le tapis du salon, là où poussent les sapins, je m'étais prudemment attaqué à la construction du premier modèle de la première page du manuel, un acrobate que je revois encore. Après un bon début j'avais calé sur les contre-écrous. Vacheries ! Le gamin de 55 ans s'était alors installé sur le tapis à côté de l'apprenti de 6 et lui avait expliqué les coups de main de base, lui faisant victorieusement franchir l'obstacle. La leçon avait été féconde, je n'ai plus eu besoin de son assistance ensuite – mais quel plaisir de discuter entre experts de tel ou tel assemblage délicat…
Ça a duré des années. Il y avait 11 boîtes, je l'ai dit, chacune contenant toutes les pièces des boîtes inférieures. Il y avait aussi des boîtes complémentaires, ajoutant à une boîte les pièces qui lui manquaient pour passer à la suivante : Noël suivant apporta la boîte 1A qui me mettait à la tête de l'équivalent d'une boîte 2, et ainsi de suite, Noël après Noël. L'année d'hôpital suspendit la séquence, le bachot et l'entrée en prépa l'interrompirent définitivement – ben oui, je faisais encore du Meccano à 16 ans, et alors ? Tant et si bien que je n'ai jamais dépassé la boîte 8 (ou 9 ?) ce qui reste une tragédie douloureuse.
Quelque fournis qu'eussent été les manuels, ils ne pouvaient m'occuper toute une année, donc là aussi j'inventais – soucieux de ne pas renier mes premières amours j'ai même tenté d'hybrider Lego et Meccano mais c'étaient deux mondes trop différents. En veine de cuistrerie j'eusse pu disserter sur deux paradigmes ludiques inconciliables, sur l'aporie de la brique et du boulon… mais il y avait mieux à faire. Mon Graal personnel était de construire un personnage capable de marcher, mon père ayant évoqué cette merveille vue lors d'un concours de Meccano tels qu'on en organisait à son époque, me disait-il. Je n'y suis jamais parvenu, mais j'y ai pensé très fort l'autre soir, devant cette galerie d'art de la rue Bonaparte. Satisfaction mesquine, ce grand bonhomme de cornières (1a) et de longrines ne marchait pas, il ne bougeait même pas. Mais n'est-il pas attendrissant ? Avec son nœud papillon rouge et bleu (embase triangulée plate 126a, plaques triangulaires 221 – ou 221a ?), avec une roue pour chaîne Galle (numéro oublié, je l'utilisais assez peu) en guise d'œillet à sa boutonnière, et tenant une fleur faite des mêmes plaques 221, vissées sur une roue barillet 24 fixée au bout de ce qui doit être une tringle 16 ? Raahh… j'aperçois même des pièces qu'on ne trouvait que dans la boîte 10 ! Enflure d'artiste ! Oh pardon, ça m'a échappé – n'allez pas croire, mon lexique habituel est plus châtié.
Bon, si j'allais faire un tour du côté des vitrines de Noël des grands magasins, sur le boulevard Haussmann ?
Le constructeur est aussi photographe, il a son site Web mais on n'y trouve pas un seul bout de métal peint et perforé. Grand timide, va.