Article hagiographique, édifiant, historique, archéologique, documentaire et rigoureusement pas scientifique.
Paris était encore Lutèce, l'Empire Romain, fissuré dans tous les coins, avait fini par craquer à l'Ouest. Les Francs étaient en route, se castagnant avec les légions qu'ils trouvaient sur leur chemin. En attendant c'était un peu le bordel en Gaule, et ça ne faisait que commencer pour quelques siècles.
Lutèce, installée sur la rive gauche, descendait du sommet de la Montagne pas encore Sainte-Geneviève (chaque chose en son temps) jusqu'à la Seine. Comme le sait tout bon lecteur d'Astérix, les Gaulois avaient de si nombreux dieux qu'ils avaient fini par les numéroter. Sequana avait reçu le numéro 75. La rive droite était toute en cultures, le Marais était encore… un marais, au nord le mont des Martyrs attendait patiemment de devenir Montmartre. La vie aurait pu être tranquille, entre Gallo-Romains évangélisés de frais, si seulement il n'y avait pas eu cette fichue bestiole.
Personne ne pouvait dire comment elle était arrivée dans le coin, peut-être un monstre marin venu d'aussi loin que Londinium, en remontant la Seine ? On savait seulement qu'elle était énorme, toute couverte d'airain, et qu'elle s'était installée dans un terrier creusé au pied de la Montagne, à la sortie de la ville, juste avant d'arriver au fleuve. Autrement dit, pile l'endroit idéal pour emmerder le monde, tel un radar sur le périphérique.
Le bestiau était encombrant mais assez discret, au moins au début : il passait ses journées dans son tunnel obscur, tout frais et humide du fait de la Seine voisine – après tout, ce n'était pas très différent de ce que faisaient les bons citoyens aux thermes de la rue pas encore Saint-Jacques. Très bien ces thermes, d'ailleurs, et faciles à trouver : vous voyez où est le forum ? Bon, ben vous partez de là, vous descendez le cardo peinard en direction du fleuve, les mains dans les poches (il y a des poches, dans une toge ?) et un peu avant la berge, au coin du decumanus, vous y serez. Un grand machin en briques et en pierres, vous ne pouvez pas le manquer. Faites seulement attention aux chars à quatre roues et quatre chevaux : ces 4x4, c'est un danger public.
Pardon, je digresse. Revenons à la bestiole. Elle marinait donc la plupart du temps dans sa bauge souterraine, on ne décelait sa présence que par les vibrations du sol (ronflements, hoquets, rots, séances d'aerobic, etc.) ou par des bouffées nauséabondes (pets). C'est bien là que les choses se gâtaient : pas tant à cause de l'odeur que du détestable régime alimentaire de l'animal, à base de chair humaine.
On avait bien pu le tromper, dans les premiers temps, en lui envoyant quelques percepteurs égarés, quelques mercenaires germains indésirables – déjà ! Une fois même, un gamin facétieux avait réussi à faire passer dans le coin une légion au complet, avec tout son fourniment, armes et bagages – pour rigoler un peu et aussi dans le vague espoir que le monstre s'étranglerait avec un pilum avalé de travers. L'histoire avait paru si bonne que le nom du gamin, Titus, sert encore aujourd'hui à désigner les mômes de Paris, les titis. Mais c'était une très mauvaise idée : le glouton avait tout bouffé, steak et emballage, et s'en était trouvé encore plus puissamment cuirassé. Merdum merdorum cacatum !
, s'exclama Titus Cambronnus Galopinus.
La farce était d'autant plus funeste que, forcément, quelques jolies filles qui accompagnaient les beaux légionnaires avaient servi de dessert au monstre. Et ce salopiaud avait le bec fin, il avait jugé ça nettement meilleur que les conserves pleines de sable chaud ! Yerk, ça crisse sous les crocs, c'est très désagréable. Donc, après avoir croqué un édile ou deux, histoire de montrer qu'il ne parlait pas en l'air, il déclara aux Lutéciens que, désormais, il lui fallait un dessert comme ça
chaque jour, sans quoi il se chargeait de leur enseigner le sens véritable de l'expression gros ennuis
.
Là, plus personne ne songea à rigoler. Si l'animal se mettait à boulotter toutes les gonzesses, il faudrait procéder à une hellénisation rapide des mœurs des citoyens. Et qui donc ferait la cuisine ? Rrrrah c'est embêtant, tout de même, ces détails pratiques.
Titus se faisait soigneusement oublier, mais il réfléchissait intensément. Comme il avait, déjà, le sens des affaires, il songeait qu'une histoire pareille, avec un monstre évidemment envoyé par le Malin pour dévorer les pures jeunes filles, ça serait très bon plus tard pour les pèlerinages (on n'avait pas encore inventé le tourisme).
Ça serait très bon une fois réglé, lorsqu'il pourrait, lui la cause involontaire de tout ce chambard, en raconter une version avantageuse.
Oui mais, oui mais, oui mais… comment venir à bout du chambard ?
Voyons… un dragon, le Diable certainement, des minettes comme je n'en aurai jamais autant… ça me dit quelque chose, songeait Titus… Mais oui ! Eurêka ! – le garnement avait des lettres – eurêka ! J'ai trouvé ! Le vieux schnock !
En ce temps-là vivait sur les pentes de la Montagne, à peu près à l'emplacement de l'ancienne École Polytechnique, un ermite venu d'Armorique. Il se nommait Fulgence. Le bras gauche amoché, une barbiche en pointe, il ne payait pas de mine et personne ne savait vraiment de quoi il vivait. Cependant il n'était pas méchant, et comme une gloire d'un joli ton vieux rose (lie-de-vin, insinuaient les mauvaises langues) le nimbait en permanence, les pieux Lutéciens, voyant là un signe évident de sainteté, lui ouvraient volontiers leur porte. Pour tous il était Fulgence le Bienvenu
.
Titus, devant l'urgence de la situation, n'hésita pas à le déranger au milieu d'une bonne br de ses oraisons. Tirant le vieillard tout maugréant par le la manche, il l'amena au pied de la Montagne, face à l'antre du monstre.
Quoignya ?
, gronda la bête du fond de son repaire, on passe à table ?
. Son mufle, de la taille d'une jolie villa, émergea du sol. Un œil gros comme la tête d'un homme cligna au jour, le temps d'accommoder sur le vieillard et le loupiot.
Mais c'est pas ce qu'on avait dit ! J'avais demandé des morceaux friands, pas du corned-beef !
Furieux, le monstre sortit de terre dans un terrifiant cliquetis d'écailles, déroula ses anneaux de bronze au joli soleil de printemps (ahhh ! le printemps à Paris !), fit claquer ses ailes membraneuses couleur de rubis… Attends, attends, des ailes membraneuses sur un monstre marin vivant sous terre ? Oh ça va, hein, d'abord c'est polyvalent ces bêtes-là, ensuite on a vraiment autre chose à faire que de disserter zoologie et anatomie comparée – Titus n'en menait pas large du tout, je crois bien qu'il en a sali ses braies.
Fulgence, au contraire, était parfaitement à l'aise.
— Au nom des recommandations du Ministère de la Santé, fais-toi végétarien !
— Nooooon, tu veux rire ?
— Au lieu de te gaver des p'tites femmes de Lutèce, tu ferais mieux de surveiller ton cholestérol !
— Je vois que Monsieur est connaisseur – persifla l'animal, très amusé par la tournure de la conversation – je parlais du cholestérol, bien sûr, bien sûr.
— Ah tu le prends comme ça, suppôt de Lucifer ? Attends un peu !
D'un bond étonnant, l'agile anachorète assena au dragon un atemi bien ajusté – et l'envoya au tapis pour le compte.
Ahhh, je savais bien que ce truc des confrères orientaux me servirait un jour
, pensa Fulgence très content de lui, bien qu'un peu déçu par la rapidité du dénouement. Pas d'éclairs, pas de nuées tumultueuses, pas de ciel entrouvert, pratiquement un règlement de comptes entre apaches à la sortie de la taverne… ça manquait d'allure.
Mine de rien, il observait Titus et pensa qu'il fallait impressionner cet unique témoin. Aussi, prélevant une phalange de la bête et découpant un bout d'aile, confectionna-t-il rapidement une pancarte sur laquelle il inscrivit, en toute simplicité, C'est moi le patron
ou, plus exactement, Je maîtrise
. Dans le bas-latin corrompu mais lapidaire en usage à l'époque, cela se disait d'un seul mot : Metro
. D'un geste énergique, il ficha la pancarte en terre à côté du monstre. Le sol était si gorgé d'eau qu'il en jaillit aussitôt une source, évidemment miraculeuse. Cette fois le compte est bon
, songea Fulgence.
Le compte était plus que bon : Titus fila vers la ville et s'époumona toute la journée à raconter l'aventure.
La cité reconnaissante se cotisa pour élever une fontaine monumentale à l'emplacement de la source miraculeuse. Malgré les protestations de modestie de Fulgence, le sculpteur le représenta foulant le Mal aux pieds. Naturellement, il ne put s'empêcher de donner au héros une allure plus flatteuse qu'au naturel :
L'entourage du monument rappelait les épouvantables méfaits du dragon. On notera, détail macabre, les têtes des victimes jonchant le sol :
On ne changea rien à la Sainte Pancarte :
La fontaine existe toujours et attire des foules innombrables. Voici un pèlerin accomplissant ses dévotions :
La grotte existe toujours, elle aussi, coquettement aménagée, et se visite en échange d'une modeste obole :
Quant au monstre… il avait la peau dure, le coup ne l'avait qu'assommé – mais alors, quelque chose de bien.
Il revint à lui le soir, se traîna péniblement jusqu'à son repaire, d'où la Sainte Pancarte l'empêche désormais de sortir. Cependant, il lui arrive encore de gober les promeneurs imprudents, en souvenir du bon vieux temps :
Fulgence Bienvenüe (il tenait beaucoup au tréma), né à Uzel (Côtes-d'Armor) en 1852, mort à Paris en 1936, polytechnicien, est surnommé le père du métro parisien
.
Toutes les photos, sauf le portrait du grand homme, ont été prises dans le voisinage sur- et sou-terrain de la fontaine Saint-Michel (VIe arrondissement).